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Épisode 21 : Un responsable projet


Églantine rencontre un chef de projet qui ne parle jamais avec ses utilisateurs.
C'est bien dommage pour lui... et surtout pour eux.



   Quand Églantine arrive à son bureau, elle trouve un message posé sur son écran, "Appelle Philippe au 34 86". Elle se demande s'il est vraiment raisonnable pour elle d'aller discuter encore une fois de logiciels libres. Sa mission au sein de l'entreprise de Monsieur Lessig est en train de se finir et elle peine à commencer la rédaction de son compte rendu d'audit.
   Elle regarde dans l'annuaire d'entreprise pour chercher une personne prénommée Philippe au numéro de téléphone "34 86". Après quelques secondes, elle trouve un Philippe Marfin, responsable projet.
   Au bout d'une courte réflexion, elle arrive à se persuader que cette nouvelle rencontre lui donnera du courage pour effectuer ce travail qu'elle repousse sans cesse, rédiger un rapport. C'est beau de rêver.

   Quelques minutes de promenade plus tard, Églantine se retrouve devant la porte indiquée dans l'annuaire. Elle toque pour signaler sa présence. Une voix se fait entendre, elle entre. Elle aperçoit un homme d'une cinquantaine d'années assis derrière un bureau où sont empilés des dossiers. Elle se présente :
- Bonjour, je suis Églantine.
- Philippe Marfin, que puis-je faire pour vous ?
- J'ai trouvé un message sur mon bureau me conseillant de venir vous voir.
- C'est étrange... Qui a bien pu vous laisser ce message ?
- Est-ce que vous connaissez Caroline, du service informatique ?
- Très bien, oui.
- La dernière fois que j'ai eu un message comme ça, cela venait d'elle.
- C'est tout à fait son genre. Une idée du pourquoi de cette rencontre ?
- Je parle souvent de logiciels libres. Est-ce que cela fait partie de vos sujets de discussion.
- Pas du tout.
- Ah...
   Court silence. Églantine demande :
- Je ne vous dérange pas ?, vous êtes occupé ?
- On est toujours occupé ici. Mais vous avez piqué ma curiosité.
- Je ne sais pas trop quoi vous dire. Quelle type de fonction occupez-vous ici ?
- Je suis responsable d'un projet qui a commencé alors que vous ne deviez pas être née.




- Ça y est, j'ai compris : Caroline veut que je vous explique comment gérer un projet.
- Quoi ?
- Je plaisante. Des fois, elle a vraiment de drôles d'idées.
- Effectivement.
- Il n'y a rien de spécial sur votre projet qui puisse être un sujet de discussion ?
- Pas un sujet de discussion. Mais je viens d'avoir une grosse déception.
- Ah...
   Monsieur Marfin marque une pause et poursuit :
- J'ai entendu dire que la dernière mise à jour du système que je développe a fait beaucoup râler.
- Quel genre de mise à jour ?
- Nous avons un objectif de deux mises à jour par an. Cette fois, nous avons voulu ajouter des fonctions de corrections et de vérification de données, pour permettre un traitement plus efficace par la suite.
- Dit comme ça, je ne vois pas de souci.
- Le souci vient du fait que les utilisateurs ont pris l'habitude de rentrer les données qu'ils ont à leur disposition. Cela pouvait se passer en plusieurs étapes pour gagner du temps. Et la nouvelle version du système ne le permet plus.
   Églantine a un sourire pincé. Elle répond :
- Effectivement, c'est ennuyeux. Qu'est-ce qui va se passer ?
- On va devoir revenir à la version précédente du système.
- Tout ce travail pour rien... Il y a bien quelqu'un qui vous avait fait cette demande de vérification ?
- Pas vraiment.
- Comment ça ?
- Comme je suis la personne qui connaît le mieux le système, je regarde les améliorations possibles et je les effectue.
- Aucun utilisateur ne vous a demandé cette modification ?
- Non.
- Vous rencontrez souvent les utilisateurs du système ?
- Pas vraiment.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Je vois les responsables de service de temps en temps mais ils ne comprennent rien à l'informatique.
   Églantine soupire et demande :
- Je suppose que ces responsables ne sont pas non plus des utilisateurs ?
- Un petit peu quand même, ils vérifient que tout fonctionne.
- La prochaine fois, rencontrez des utilisateurs. Ils font souvent des demandes bizarres mais ils connaissent aussi très bien le système..., du point de vue fonctionnel.



   Monsieur Marfin fait la moue. Il répond :
- Ça fait tellement longtemps que ça fonctionne comme ça. Pourquoi devrais-je changer quoi que ce soit ?
- Vous avez des objectifs, des motivations dans cette entreprise ?
- Plus vraiment.
- Ah...
- J'ai une mission à assurer, et je le fais le mieux possible.
- Quelle mission ?
- J'ai la responsabilité d'un système que je suis le seul à connaître.
   Églantine est surprise ; elle demande :
- Qu'est-ce qui se passe si vous n'êtes plus là ?
- Le système deviendra une boîte noire comme il en existe déjà quelques-unes.
- Une boîte noire ?
- Une machine branchée sur le réseau dont personne ne sait vraiment comment elle fonctionne.
- Vous ne trouvez pas ça inquiétant ?
- Pas pour moi. Je n'ai plus d'états d'âme. J'avertis ma direction depuis des années. Mais ils préfèrent dépenser un peu chaque année pour entretenir une épave plutôt que d'investir dans un nouveau système.
   Églantine sourit. Elle va pouvoir prêcher pour sa paroisse. Elle dit :
- Il n'est pas forcément nécessaire d'engager d'un investissement important pour faire évoluer le système.
- Comment ça ?
- Avec de nouveaux outils de développement.
- Même avec des outils d'aujourd'hui, vous vous rendez compte de ce que cela coûte de développer un nouveau système ?
- Pas tant que ça, quand on utilise les moyens d'aujourd'hui.




- Ça veut dire quoi "les moyens d'aujourd'hui" ?
- Cela veut dire qu'il n'est plus nécessaire de tout développer sur un projet.
- Hein ?
- Avec le logiciel libre, des briques logicielles sont mises à disposition de tous. Libre à chacun de les utiliser pour ses développements.
- Sans contraintes ?
- Il peut y avoir quelques contraintes légales mais qui sont sans commune mesure avec les économies de temps et d'argent réalisées.
- Les responsables informatiques ne vont pas aimer ça. Ça veut dire que les budgets informatiques pourraient diminuer.
- Pas du tout, ça veut surtout dire qu'il y aurait plus de projets informatiques qui répondraient aux demandes des utilisateurs.
- ...
   Après quelques secondes de silence, Églantine poursuit :
- Il n'est plus normal que des utilisateurs effectuent des actions répétitives avec leurs ordinateurs. Il n'est pas normal que des systèmes ne soient plus maintenus parce qu'il n'y a personne qui sache comment ils fonctionnent.
- Ça marche comme ça. Pourquoi prendre le risque de changer ou d'avoir des contraintes légales ?
- Parce que ça marche beaucoup mieux avec les moyens d'aujourd'hui. Prenez l'exemple de Google... Vous pensez qu'ils ont complètement développé leurs outils, leur système ? Bien sûr que non. Ils ont pris des briques existantes et ils les ont juste assemblées pour créer des outils sur lesquels ils ont pris soin de mettre leur nom.
- ...
- Plutôt impressionnant comme résultat en si peu de temps.
- Oui.
- D'ailleurs, certains commencent à se plaindre parce qu'ils utilisent trop bien les briques mises à disposition de tout le monde. Ils parlent même de vol.
- De vol ?
   Églantine sourit, puis elle répond :
- C'est pour faire peur. Cela fait partie de la guerre commerciale. On ne peut pas voler ce qui est mis à disposition de tout le monde ! Mais ça ne coûte rien de le dire...
- Guerre commerciale ? Des entreprises se battent pour vendre ce qui est gratuit ?
- Bien sûr. Combien d'entreprises se battent pour vous vendre des mots mis dans un certain ordre ? Que vous appeliez ça un journal... ou un livre.
- ...
- Ça va devenir la même chose en informatique. Un chef de projet informatique sera un agrégateur de briques logicielles existantes. Il faudra toujours faire les joints entre les différentes briques, et il faudra toujours personnaliser pour des utilisateurs spécifiques. Ce sera ça qui sera vendu et qui fera la valeur du projet.
- Valeur du projet ?
- Un outil informatique n'a pas de valeur en soi. On peut donner le meilleur marteau à un mauvais bricoleur, il n'en deviendra pas bon. Le logiciel libre offre une grande liberté de personnalisation. Il peut facilement s'adapter aux besoins et aux capacités de ses utilisateurs. C'est cette personnalisation qui fait sa valeur.




   Monsieur Marfin fait la moue. Il demande :
- Qui va s'occuper de développer et maintenir les briques logicielles dont vous m'avez parlé ?
- C'est un effort collectif qui coûte peu à ceux qui s'en occupent.
- Même si ça coûte peu, une entreprise a toujours besoin de rentrer dans ses investissements.
- Ce coût est largement compensé par la renommée et la crédibilité résultant de tels développements. Aujourd'hui, il y a une lutte féroce pour se mettre en avant sur de tels projets. Dans un monde d'information, l'image de marque est fondamentale.
- Si je vous écoute, tout est en place.
- Pas vraiment...
- Qu'est-ce qui manque ?
   Églantine marque une pause puis répond :
- Un niveau de connaissance suffisant des clients.
- ...
- Aujourd'hui le niveau de connaissance est tel que l'immense majorité des utilisateurs achète ce qu'on veut bien leur vendre, sans réfléchir.
- Ce n'est pas de leur faute.
- Je n'ai pas dit ça. D'ailleurs, je me rends de plus en plus compte que c'est la faute des informaticiens. De ceux qui ont le savoir et qui ne le partagent pas.
- Comment ça ?
- Je discute avec des utilisateurs depuis près de deux semaines, et j'en ai beaucoup appris sur l'outil informatique.
- Ici, dans cette entreprise ?
- Oui.
- Vous avez appris quoi ?
- J'ai appris à mettre l'outil technique dans un contexte fonctionnel, j'ai appris l'objectif premier d'un projet...
   Monsieur Marfin est surpris, il demande :
- L'objectif premier ?
- En tant que technicienne, je pensais que l'objectif premier était de fournir un programme.
- Mais encore ?
- L'objectif premier est de fournir un outil qui va être utile et bien utilisé.
- ...
- Nous autres informaticiens, nous sommes les techniciens de la salle des machines d'un paquebot à vapeur. Notre objectif n'est pas de mettre du charbon dans les chaudières, c'est de faire avancer un bateau. En ayant le nez dans nos projets, on perd la vue d'ensemble.
- Vous pensez qu'avoir une vue d'ensemble va changer les choses ?
- Oui, parce que ça remet l'utilisateur au centre des préoccupations. Et qu'il devient fondamental de lui parler, de l'informer, de l'éduquer et de l'écouter. Aujourd'hui, on le gave d'outils conçus par et pour des informaticiens. Demain, on devra lui demander ce qu'il veut et le lui fournir.
   Monsieur Marfin fait remarquer :
- Mais les utilisateurs ne savent jamais ce qu'ils veulent.
- C'est pour ça qu'il faut absolument les informer et les éduquer. Aujourd'hui, les informaticiens prennent les utilisateurs pour des imbéciles, et les utilisateurs prennent les informaticiens pour des extraterrestres. Il serait plus que judicieux de commencer à discuter régulièrement des besoins et des envies des uns, et des capacités des autres.
- Je n'ai pas l'impression que ce soit pour demain.
- On peut toujours rêver... Déjà, demandez à rencontrer en face-à-face les personnes qui utilisent votre système.
- Après la dernière mise à jour, je crois que je vais éviter de le faire.
- Au contraire, c'est la meilleure occasion. Ça va secouer au début mais si vous êtes vraiment à l'écoute et qu'ils ne sont pas complètement stupides, ça peut résoudre beaucoup de problèmes en très peu de temps.




   Monsieur Marfin fait une courte pause. Il répond :
- Ce genre de réunion n'est pas du tout dans la culture de l'entreprise.
- L'outil informatique est en train de passer de l'état de gadget utile à celui d'outil de vie.
- ...
- La situation de l'outil informatique évolue. La vision de ses utilisateurs aussi. Il va bien falloir que les méthodes de création de ces outils évoluent aussi. La direction informatique devrait organiser des expéditions d'informaticiens dans l'entreprise. Des sortes de safaris pour qu'ils se rendent compte de ce à quoi ressemble vraiment un utilisateur qui n'a aucune connaissance technique, mais qui doit quand même utiliser l'outil informatique.
- Avec notre responsable informatique actuel, on fait plutôt profil bas en essayant de se faire le moins remarquer possible.
- Cela n'empêche pas Caroline de discuter avec ses utilisateurs.
- ...
- Elle a une relation humaine, c'est-à-dire pas seulement technique, et j'ai l'impression que c'est très bien accepté... par ceux qui y participent. Il n'est pas nécessaire de prévenir toute la hiérarchie de ce genre de réunion.
- Cela ne peut pas faire de mal de passer plus de temps à discuter sur son temps de travail. Je vais voir...




   Après son entretien avec Monsieur Marfin, Églantine va voir Caroline. Elle lui demande :
- C'était quoi cet entretien avec ce responsable projet ?
- Quoi, ça ne s'est pas bien passé ?
- C'était rigolo..., mais pas du tout ce que j'attendais.
- Comment ça ?
- Il ne fait pas de logiciel libre.
- Et...
- Et, je n'ai rien appris.
- Est-ce que tu lui as fait une bonne impression ?
- J'espère.
- Ça veut dire quoi ?
- Je lui ai fait un cours sur les logiciels libres et leur mode de développement. J'ai même dû lui expliquer qu'il faut qu'il aille discuter en personne avec ses utilisateurs.
   Caroline sourit. Elle demande :
- Il t'a écoutée ?
- Je crois.
- Bon, ben alors ça s'est très bien passé.
- Pour lui, oui.
- Pour lui, aujourd'hui, et peut-être pour toi demain.
   Églantine marque une pause et demande :
- Comment ça ?
- Si tu veux progresser dans une entreprise, il te faut le plus grand nombre d'amis possible. Tu t'es fait un ami aujourd'hui qui pourra te rendre des services... demain.
- ...
- Il aura peut-être besoin de ressources... le jour où il travaillera avec des logiciels libres.




Ce qu'il faut retenir :
- Un utilisateur avisé en vaut deux...

- Communication, communication, communication... entre les utilisateurs et les programmeurs.

- Les éditeurs de logiciels libres seraient bien avisés de ne pas vendre les mêmes produits que leurs homologues du logiciel propriétaire, à la seule différence des licences d'utilisation et de l'accès au code source.

Les logiciels libres devraient être conçus comme des frameworks applicatifs.
C'est-à-dire un ensemble de fonctionnalités mises à disposition, prêtes à l'emploi.
Puis les éditeurs vendraient la mise en place de ces fonctionnalités au plus près des méthodes de travail du client.

- Il est de la responsabilité de ceux qui savent de prendre du temps pour transmettre ce savoir. Ceci est valable dans toutes les domaines de connaissance.
Au royaume de l'ignorance, le marketing est roi.
J'espère que les informaticiens mettront moins de temps que les "scientifiques" à se rendre compte de l'importance de vulgariser leur discipline.



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