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Épisode 17 : Le vieux de la vieille


Églantine doit répondre à une intervention originale.
Encore une bonne occasion pour discuter...



   Quand Églantine arrive à son bureau, elle sort du néant informatique. Elle vient de redémarrer un ordinateur parce que l'utilisatrice avait peur de mal faire. Tout le travail qu'elle a perdu n'avait aucune importance, elle était juste tétanisée à l'idée de déclencher une catastrophe en appuyant sur un bouton. Comme elle a passé cinq minutes à rassurer la jeune femme, Églantine ne pourra concourir pour le trophée de l'intervention la plus rapide. Quelle misère de vouloir rendre service aux utilisateurs !


   Elle est encore dans ses pensées lorsqu'elle jette un œil à la liste des interventions non prises en charge. Elle en aperçoit une qui l'intrigue. Un utilisateur a besoin de changer la colorimétrie de son écran. Cette intervention, très simple, a été sollicitée il y a de cela plus de deux heures. Connaissant ses collègues et leur amour de la promenade à peu de frais, elle sent le piège. Mais bon, qu'est-ce qui peut lui arriver ? Elle revient de tellement loin niveau challenge, un peu de réflexion ne pourra pas lui faire de mal. Après un clic pour notifier sa prise de responsabilité, elle se dirige vers le bureau mentionné.
   Une fois arrivée, elle toque à la porte puis entre. Un homme d'un certain âge la dévisage. Elle se présente :
- Bonjour, je suis Églantine, du support informatique.
   L'homme est très prompt à répondre :
- Tiens, on les recrute à la maternelle les informaticiens d'aujourd'hui ?
- La qualité n'attend pas... des années.
- La qualité n'attend pas le nombre des années, c'est ce que vous vouliez dire ?
- Exactement.
- J'espère que vous êtes meilleure en infographie qu'en expressions populaires.
- On va voir ça...
   Le vieil homme interrompt Églantine :
- Juste une autre question. Y a beaucoup de jeunes filles dans l'informatique de nos jours ?
- Je ne sais pas trop. Qu'est-ce que ça veut dire "beaucoup" ?
- ...
- Pourquoi cette question ?
- De mon temps, il n'y avait pas de femmes. Et maintenant, j'ai l'impression qu'il y en a de plus en plus.
- Avant, l'informatique, c'était surtout de la manutention avec tous ces ordinateurs lourds à porter, donc un travail d'hommes. Maintenant, il faut davantage utiliser son cerveau, donc c'est plus un travail de femmes.
- ...
- Je plaisante... Vous avez déjà dû rencontrer Caroline. Elle travaille au support informatique elle aussi.
- Oh ! que oui !! Je lui ai même demandé de résoudre mon problème. Mais comme je l'ai un peu énervée, elle m'a envoyé balader.
- Je ne comprends vraiment pas comment cela pourrait être possible. Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Elle a regardé mon écran et a trouvé les couleurs correctes. Je lui ai dit que je ne veux pas des "couleurs correctes" mais comme celles qui étaient sur mon ancien écran. Elle m'a alors répondu que je ne suis qu'un vieux c.. qui voit à peine. Et que je devrais me sentir déjà heureux de pouvoir distinguer différentes couleurs sur mon écran.
- ...
- Ne vous inquiétez pas, on s'engueule tout le temps. Ça anime un peu nos journées.
- Si vous voulez, je peux vous engueuler aussi. Ou alors, on peut regarder ce nouvel écran et essayer de voir ce qu'on arrive à faire avec.




   Le vieil homme sourit à Églantine. Il lui dit :
- Au fait, je suis Jean Leloup. Vous pouvez m'appeler Jean.
   Églantine hésite quelques secondes puis répond :
- Je crois que je vais continuer de vous vouvoyer, et que je vais vous appeler Monsieur Leloup... pour notre première rencontre. Maintenant, racontez-moi tout... sur votre nouvel écran.
- Voilà, je travaillais depuis près de dix ans sur un écran cathodique. J'avais réussi à le régler parfaitement au niveau des couleurs, du contraste et autres paramètres. Il y a quelques semaines, je suis tombé sur un article vantant les qualités des nouveaux écrans LCD. J'en ai donc fait acheter un.
   En expliquant cela, Monsieur Leloup montre son nouvel écran. Il est bien plus grand que ceux vus par Églantine dans l'entreprise. Elle lui fait remarquer :
- C'est un bien bel écran que vous avez là.
- Il faut savoir se faire plaisir de temps en temps.
- D'accord. Et qu'est-ce qui ne va pas au niveau des réglages ?
- Je n'arrive pas du tout à avoir les mêmes sensations que sur l'ancien.
- Ah.
- Ah quoi ?
- Vous n'aurez jamais les mêmes sensations. Parce que ce n'est pas la même technologie. Personne ne peut rien y faire. Vous êtes dans une période de transition et vos yeux commencent à s'habituer à cette nouvelle technologie.
- Rien à faire ?
- On va essayer de vérifier le calibrage de l'écran, mais vous n'obtiendrez jamais avec un écran LCD le rendu d'un écran cathodique. Et c'est un avantage pour vos yeux..., ou ce qu'il en reste.
   Monsieur Leloup regarde Églantine en biais sans répondre. Elle poursuit :
- C'était juste pour rebondir sur ce que vous a dit Caroline... à propos de vos yeux.
- ...
- Bon OK, j'attendrai encore un peu pour les blagues.
- ...
- Donc, comme je disais, on va tester le calibrage de votre écran. On ne peut pas faire confiance à nos yeux pour ça. On va aller sur un site web pour vérifier tout.
   Églantine s'installe, saisit une adresse dans le navigateur web et regarde le résultat à l'écran. Après quelques secondes elle dit :
- Effectivement, vous vous êtes fait plaisir. C'est vraiment un bien bel écran que vous avez là.
- Comment ça ?
- Je suis sur un site qui teste le calibrage de votre écran. J'arrive à distinguer jusqu'à quatre-vingt-dix-sept % sur les quatre couleurs. Ce qui est exceptionnel dans une salle éclairée.
- Ah...
- J'ai bien peur de ne pas pouvoir vous aider davantage.
- C'est quoi ce site web ?
- Rien de spécial. C'est un site comme il en existe des centaines pour tester la qualité de son écran. Vous n'êtes pas le premier à être choqué du passage d'un écran CRT à un écran LCD. Tout le monde a besoin d'être rassuré.
- OK.
- Il ne vous reste plus qu'à faire des tests d'impression pour valider les différences de couleurs, de luminosité, de gamma et de contraste entre votre écran et votre imprimante.
- Ce n'est pas moi qui fais les impressions. Nous avons un imprimeur pour ça.
- Ah... Dans ce cas, il faut lui demander ses codes couleurs si vous voulez faire du travail de précision. Comme pour les écrans, chaque imprimante a ses réglages propres.
- Ah.
- Voilà, pas de solution miracle pour les infographistes. Vous savez ce qu'on dit sur les goûts et les couleurs ? Eh bien là, on en a la preuve... pour les couleurs.




   Monsieur Leloup marque une pause, puis annonce :
- Vous savez, je n'ai pas toujours été infographiste. Avant, j'étais informaticien, comme vous.
- Avant ?
- Quand j'ai commencé, on en était encore aux cartes perforées.
- L'informatique, c'est avec des ordinateurs, pas des orgues de Barbarie. Des cartes perforées, pfff.
- ...
- Faut vraiment que j'arrête avec mes blagues à deux balles.
- Vous n'avez pas complètement tort. Quand je vois les ordinateurs d'aujourd'hui, j'ai l'impression que c'est un autre monde.
- On est passé de machines à écrire un peu évoluées à de vrais outils de traitements et de communication. Mais le principe de base de l'ordinateur n'a pas vraiment changé. La machine n'a pas changé, mais son approche est radicalement différente.
   Monsieur Leloup marque une pause et répond :
- Oh oui. Maintenant, je ne sais plus rien faire au niveau technique. Alors, je passe mon temps à donner des conseils à ceux qui en ont besoin.
   Ils sont interrompus par la sonnerie du téléphone de Monsieur Leloup. Il décroche :
- Allo ?
   Après avoir écouté son interlocuteur, il annonce :
- Je ne peux pas vous aider maintenant, je suis en rendez-vous.
   Puis il raccroche. Églantine le regarde et lui dit :
- Je peux repasser plus tard si vous avez encore besoin de quelque chose.
- Non, ce n'est pas ça. C'est juste que je n'ai pas envie de rendre service à des c....
- Pardon ?
- Y a encore des personnes qui croient que je travaille au service informatique. Alors elles me demandent de l'aide pour différents services. Et dans le lot, il y a des... personnes que je n'ai pas envie d'aider.
- Vous faîtes du support utilisateur ?
- Vous savez, les vieux comme moi aiment bien savoir comment ça marche. Avec les jeunes comme vous, le plus important est que ça marche vite. Alors, les personnes qui veulent en savoir un peu plus viennent me voir.
- ...
   Églantine ne sait que répondre. Monsieur Leloup continue :
- Aujourd'hui, personne ne sait vraiment ce que fait le voisin. Il y a une vraie spécialisation dans les secteurs et les tâches affectés à chacun.
- Personne ne peut tout savoir...
- À une époque, une personne pouvait tout savoir..., au temps des machines à écrire évoluées.
- Les ordinateurs font tellement de choses que c'est impossible de tout maîtriser.
- Ils font surtout beaucoup de choses de beaucoup de façons différentes. Chacun a son protocole, chacun a son langage de programmation. Et chacun pense que ses choix sont universels et que c'est aux autres de s'adapter. Du coup, chacun bricole dans son coin et c'est le bordel pour tout assembler.
- ...
- Sans parler du fait qu'il est impossible d'avoir une vue d'ensemble.
   Églantine marque une pause et répond :
- C'est le problème des systèmes complexes.
- Cette situation a démarré bien avant d'avoir les systèmes complexes d'aujourd'hui. Cela a commencé quand les programmes informatiques sont devenus des logiciels et que des commerciaux férus d'informatique se sont rendu compte qu'ils pouvaient gagner énormément d'argent avec quelque chose qui ne vaut pas grand-chose à la base.
- ...
- C'est l'époque où la documentation s'est faite de plus en plus rare, les nouvelles versions de plus en plus fréquentes. Réduire la visibilité et le savoir du client pour en profiter au maximum.




   Églantine demande :
- Vous étiez développeur ?
- Mieux, j'ai participé à la création d'une méthode de développement. Une méthode qui permettait à de petites équipes de faire un travail plus efficace.
- Ah...
- J'ai participé à ma manière au développement de l'informatique.
- Comment ça ?
- Il y a tellement de projets qui ont utilisé ma méthode.
- Votre méthode ?
- Je n'étais pas seul mais j'ai eu un rôle prépondérant. Sans moi, la méthode n'aurait pas été aussi efficace.
- Ah.
- Et donc moins de projets...
   Églantine est perplexe. Elle demande :
- Vous êtes sûr ?
- Sûr de quoi ?
- Qu'il y aurait eu moins de projets.
- Comment ça ?
- Je ne vois pas comment une méthode ou une règle peuvent influencer le résultat global.
- Si c'est plus facile, il y en a plus à l'arrivée.
- Si c'est plus difficile, ça coûte plus cher et ça prend plus de temps. S'il y a un besoin, et ou une envie, le résultat sera atteint. Et si c'est plus difficile, il y a plus de motivation et donc plus de chances d'arriver à un résultat final.
- Ah...
- Je ne veux pas briser vos souvenirs. Je n'ai jamais été dans le camp des politiciens...
   Monsieur Leloup coupe Églantine :
- Des politiciens ?
- Il y a toujours des personnes pour venir expliquer comment il faut faire les choses, à tort ou à raison. Que ce soient des procédures, des règles de partage ou autres règles de bonne conduite. Et j'ai toujours préféré les personnes qui font avancer les choses en produisant du code. Je trouve que c'est facile de faire des règles, c'est plus difficile de les mettre en pratique de façon constructive.
- Vous êtes encore jeune. Sans politicien, ni règle, c'est juste le bordel.




- Pas forcément. Cela dépend surtout de la bonne volonté de chacun. Aujourd'hui, je vois beaucoup de projets de grande envergure qui sont plus dirigés par l'expérience du quotidien que par des règles de développement rigides.
- De grande envergure ? Vous parlez de dizaines, ou de centaines de personnes ?
- Je parle de milliers de personnes qui travaillent ensemble sans aucune obligation de temps et de résultat. Juste la volonté de faire au mieux et d'être reconnues comme telles.
- Quel genre de projets peut se permettre cela ?
- Ben, le logiciel libre.
- Le quoi ?
   Églantine reste bouche bée. Après quelques secondes, elle demande :
- Vous n'avez jamais entendu parler de logiciels libres ?
- Non. C'est grave ?
- Ben... pas vraiment. Mais c'est surprenant... pour un informaticien.
- Je ne suis plus informaticien depuis bien longtemps.
- Quand même. Vous avez entendu les noms de Linux, Firefox...
- Linux, non mais Firefox, c'est un truc que j'ai installé sur mon ordinateur. J'en ai entendu parler dans un journal et j'ai essayé.
- Et ?
- Et quoi ?
- Vous avez pensé quoi de Firefox ?
- Ben, c'est un navigateur web. J'aime bien, alors je l'utilise. Qu'est-ce que je devrais en penser de plus ?
- En plus d'être bien, c'est un navigateur libre.
- Libre ?
- Vous pouvez accéder au code source et en faire presque ce que vous voulez.
- Comment ça ?
- Si vous voulez vous faire une version personnalisée, vous pouvez le faire. Si vous voulez ajouter des fonctionnalités, vous pouvez.
- Ah...
- C'est un logiciel qui est développé par une communauté et qui est mis à disposition de tous.
- C'est pas mal, ça.
- Aujourd'hui, il existe de très nombreuses communautés de développement comme celle-ci pour différents logiciels. Les logiciels libres.
- D'accord. Et toutes ces personnes travaillent sans aucune règle ?
- Ah que si, il y a des règles, dans tous les sens. Partout où il y a des groupements de personnes, il y aura des politiciens pour tenter de les unifier.
- ...
- Après, on ne sait jamais si cette unification est à l'avantage des personnes ou des politiciens. Moi, j'ai une réponse personnelle. Mais c'est juste parce que je n'aime pas trop les politiciens.
- Et ça a commencé quand ?
- C'est difficile à dire. Je pense que le fait de programmer et de partager son code source a dû démarrer avec les premiers ordinateurs. L'apparition des premiers politiciens du partage, je crois que ça date du début des années quatre-vingts.
- Et ça marche bien ?
- Ça marche même très bien. Pour le moment, ça commence juste à être visible du grand public. Avec des produits comme Firefox.
- Vous pensez que c'est l'avenir de l'informatique ?
- L'avenir de l'informatique sera ce qu'utilisera le grand public.
- Et le grand public voudra du logiciel libre ?
- On verra si le grand public préfère vivre sous l'emprise de quelques dictatures d'éditeurs de logiciels, ou s'il préfère vivre dans le bordel ambiant du logiciel libre.
- À votre avis, ça va donner quoi ?
- Mon avis est que le grand public prendra ce qu'on voudra bien lui donner. Et que l'on va passer de la dictature des éditeurs de logiciels à la dictature des marchands de services. Ce sera toujours la dictature, mais en un peu plus libre.
- Ah...
- La démocratie ne peut s'installer qu'à partir d'un certain niveau de connaissance. On en est encore très loin. Très, très loin.




- Je ne vous cache pas que je n'ai plus l'âge de participer au mouvement. Mais j'aime bien l'idée. Je fais comment pour en apprendre un peu plus ?
- Il suffit de faire une recherche sur les mots logiciel et libre dans votre moteur de recherche préféré. Après, je vous ai prévenu, c'est le bordel ambiant. Mais ce n'est pas grave, c'est libre.
- OK.
- Vous venez de dire que vous n'avez pas envie de participer.
- Je ne vais pas participer techniquement, mais je peux en parler autour de moi.
- Ah...
- Je fréquente quelques personnes. Ça ne coûte rien d'en parler.
- Mais si vous ne savez pas de quoi il s'agit...
- L'outil et la personne qui le présente n'ont pas beaucoup d'importance. L'important est la confiance qu'inspire la personne qui présente l'outil et sa façon de le présenter. Comme vous disiez, ils n'y connaissent rien. Donc leur décision n'est basée que sur la confiance.
- Ah..., et vous connaissez beaucoup d'infographistes ?
- Vous savez, les personnes avec qui j'ai travaillé pendant des années ont plus souvent fini dans les directions générales que dans un placard..., à essayer de configurer un écran d'ordinateur.
- ...
- L'informatique, c'est bien, mais il est important de savoir sortir de la DSI à un moment ou à un autre de sa carrière.
- Bien noté.
   Églantine se dit qu'elle a bien fait de prendre cette intervention. Il n'est finalement pas si dangereux... de vivre dangereusement. Et, en plus, on peut apprendre plein de choses et diffuser quelques soupçons de liberté.




Ce qu'il faut retenir :
- On a toujours des choses à apprendre des autres.

- Ce n'était pas mieux avant, c'était différent.

- Crédibilité, crédibilité, crédibilité...



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