Générique  —  Documents

Épisode 10 : La taupe


Églantine rencontre un administrateur système sur un conseil anonyme.
Mais que peut-il bien avoir de si spécial ?



   Églantine arrive devant son ordinateur, après une intervention. Elle trouve un message scotché sur son écran.
"Appelle Tim, au 17 43. Vous avez des points en commun."
   Elle interroge les techniciens présents mais personne ne semble savoir comment ce message est arrivé là. Après quelques secondes d'hésitation, elle prend un téléphone et compose le 17 43. Deux sonneries, puis une voix d'homme.
- Allo ?
- ...
- Allo ?
- ...
- Y a quelqu'un ?
- Oui, oui. Je cherche à joindre ... Tim.
- C'est moi. C'est quoi le problème cette fois ?
   Églantine est surprise par la question. Elle répond par une question.
- Quel problème ?
- Il n'y a pas de problème ?
- Non. Enfin, je ne pense pas.
- Je peux savoir qui est à l'appareil ?
- Je suis Églantine, du support informatique.
- Bien Églantine, si vous n'avez pas de problème, quel est l'objet de votre appel ?
   Églantine reprend sa respiration et se lance.
- Je ne sais pas trop. Je viens de trouver un message sur mon bureau qui me demande d'appeler Tim au 17 43 parce qu'on a des points communs.
- ...
- Allo ?
- Oui, oui, je suis toujours là.
- Alors voilà, je suis là depuis deux jours. Je me demande si on a vraiment des points communs ou si je suis en train de me faire bizuter.
- Je suis admin système, alors forcément, ça nous fait au moins l'informatique en commun.
   Églantine réfléchit deux secondes et propose.
- C'est quand la prochaine pause des admins système ?
- Quoi ?
- Faut qu'on tire cette histoire au clair.
- Comment ça ?
- Je ne pense pas que ce soit du bizutage.
- Et... ?
- Et, je suis très curieuse...
   Tim laisse passer quelques secondes. Puis répond.
- On peut se retrouver dans 10 minutes à la machine à café du 3ème étage.
- J'y serai. À tout de suite.
   Églantine ne comprend pas tout ce qui vient de se passer. Ce qui la rassure, c'est d'imaginer que Tim doit encore moins comprendre qu'elle.




   Dix minutes plus tard, Églantine arrive à la machine à café. Un homme d'une petite trentaine d'années se trouve à côté des tables, sans café. Il a l'air bien sympathique. Elle se dirige vers lui et demande.
- Tim ?
- Oui, Églantine, c'est ça ?
- Oui...
   Silence lourd. Après quelques secondes Églantine tend le mot à Tim et lui explique.
- Voilà, j'avais ça sur mon bureau.
   Tim regarde le papier, étonné. Il répond.
- Si nous avons des points communs, que peuvent-ils bien être ?
- Je n'en ai pas la moindre idée. Je viens juste d'arriver et je ne dois rester que deux semaines, pour faire un remplacement au support informatique.
- Ce n'est pas ça.
- Je ne sais pas trop quoi penser d'autre ...
   Tim fronce les sourcils et répond.
- Il suffit d'être méthodique. Voilà, une personne qui nous connaît tous les deux et qui a envie qu'on se rencontre. Tu as rencontré beaucoup de personnes depuis ton arrivée ?
- J'ai fait quelques interventions utilisateurs.
- Ils n'ont pu mettre le mot sur ton bureau.
- Mais alors qui ?
- Avec qui as-tu parlé de choses personnelles ?
   Églantine réfléchit à la suggestion de Tim, et répond.
- Je n'ai pas l'impression d'avoir parlé de choses personnelles. Tu penses que ça peut être quelque chose de personnel ?
   Tim est surpris par la question d'Églantine. Elle lui renvoie la balle un peu violemment à son goût. Il arrive à répondre.
- Je... Je ne sais vraiment pas. Mais bon, voilà... on fait tous les deux de l'informatique... c'est quand même vaste comme champ de discussion.
   Le regard d'Églantine s'illumine. Elle a une idée. Elle annonce.
- J'aime bien parler de... libertés informatiques.
Silence.




   Le regard de Tim s'illumine à son tour. Il a parfaitement compris l'allusion. Il regarde autour de lui. Ils sont seuls. Il répond.
- Des libertés... qui seraient le fruit d'outils... libres.
- Pas uniquement ... mais c'est une bonne base.
- Tu utilises quelle distribution ?
   Églantine est surprise. Elle répond.
- Tu attaques fort ...
- C'est juste pour évaluer nos... points communs. Le monde du libre est si vaste.
- Pour moi, c'est du Debian. Mais je présente Ubuntu aux newbies.
- Ah...
- Ah quoi ?
- C'est de la liberté GPL.
   Nouvelle surprise pour Églantine. Elle demande.
- Et alors ?
- Imposer le partage aux autres, c'est pas le meilleur choix à long terme.
- Ça veut dire quoi ?
- Que je préfère la liberté BSD...
- La GPL a quand même montré sa supériorité.
- À quel niveau ?
- C'est la licence la plus utilisée dans le monde des logiciels libres, de loin.
   Tim fait une petite pause, fixe Églantine et lui répond.
- La GPL est le choix par défaut de ceux qui ne savent pas qu'il y a d'autres solutions. La GPL étouffe les autres licences comme le logiciel propriétaire étouffe le logiciel libre. Cela ne la rend pas supérieure.
- Mais...
- As tu déjà travaillé sur une distribution BSD ?
- ... non.
- Tu parles donc sans savoir.
- ...
- Des groupes industriels commencent à utiliser et diffuser du code BSD ou Apache.
- Bien sûr, c'est plus facile à voler.
- On ne vole pas ce qui est mis à disposition, on en profite, au plus. Et c'est tant mieux qu'ils en profitent. Tu sais, pour certaines personnes, les objectifs de création sont le partage, la diffusion et l'adoption, bien avant d'envisager un retour potentiel.
   Églantine demande.
- C'est tant mieux qu'ils en profitent ?
- Oh oui, le changement de masse viendra de ces groupes industriels.
- Qu'est ce que vous avez tous, c'est la deuxième fois qu'on me dit ça.
- Quand tu auras travaillé quelques années en entreprise, tu comprendras que le moteur du changement de masse ne sera pas formé de 3 associations et 2 fondations. Il sera formé de conglomérats industriels qui y verront leur intérêt économique.
   Églantine fait une pause de deux secondes et répond.
- D'après toi, il faut attendre que des industriels prennent le travail des autres, pour le vendre.
- Pas uniquement, mais c'est une étape indispensable.
- C'est pas un peu dangereux ?
- On vit à l'époque de l'information, où le logiciel libre est presque invisible. Quand il sera mis en lumière, qu'il sera la référence, la norme, il sera très mal vu d'en profiter comme le font certains industriels. Ce sera l'image qu'ils veulent donner auprès de leurs clients qui les fera participer et partager, pas une licence d'utilisation.
- Toujours pas convaincue.
- Tu n'as besoin de l'être. Le monde du libre est comme une démocratie avec ses différents partis politiques. L'important est de ne pas être un extrémiste à camper sur ses positions et à cracher sur tout et n'importe quoi sous prétexte qu'il détient la vérité ultime. Après, tout le reste n'est que du troll, plus ou moins poilu.
   Églantine répond.
- Là, je suis bien d'accord.
- Mettons en avant le principe de logiciel libre, c'est déjà assez difficile.
- Il sera toujours temps de lâcher les trolls quand le terrain de jeu sera libre.
- Exactement. Tu sais, j'utilise du Linux de temps en temps.
- Ah oui...
- En tant qu'utilisateur, il peut y avoir des avantages.




   Églantine regarde autour d'elle avant d'ajouter.
- Ça ne te pose pas de soucis de travailler avec tous ces logiciels propriétaires ?
- Oui et non.
- Ça doit être frustrant à la longue ?
- Bien sûr que c'est frustrant. Bienvenue dans le monde de l'entreprise. Mais on s'y fait.
- Comment ça ?
- J'ai l'impression d'être comme un médecin légiste. Au début, c'est vraiment dur mais au bout d'un certain temps d'adaptation, on arrive à manipuler cette chose inerte et repoussante qui sert de base à notre travail.
   Églantine ouvre grand les yeux avant de répondre.
- Ah oui, quand même...
- Le but est juste de faire au mieux, avec ce que l'on nous donne.
- Ce que l'on te donne...
- On a des moyens limités et définis par notre hiérarchie. Mon travail n'est pas de faire le mieux, mais de faire le mieux avec les moyens mis à ma disposition.
- Tu n'as pas de moyen d'influencer ta hiérarchie ?
- Ici, ce n'est pas possible... encore.
- Encore ?
- Le logiciel libre envahit de plus en plus les médias. Il y a bien un jour où ma hiérarchie va se rendre compte que ça existe. Ce jour-là, il sera temps.
- Il ne te reste plus qu'à attendre pour utiliser du logiciel libre dans ton travail...
- Pas vraiment non plus.




   Églantine est très intriguée. Elle demande.
- Pas vraiment, ça veut dire quoi ?
   Tim regarde une nouvelle fois autour de lui. Ils sont toujours seuls à côté de la machine à café. Il répond.
- Ça veut dire que ma hiérarchie me donne des moyens officiels mais qu'il y a possibilité d'avoir des moyens officieux dans une grande entreprise.
- Là, je ne comprends plus.
- Comme dans toute grande structure, la gestion des stocks est un peu lâche. Ça veut dire qu'on peut recycler du matériel.
- Et ?
- Et, ce matériel n'existe plus vraiment, donc on peut en faire ce que l'on veut.
- Comme d'utiliser des logiciels libres ?
- Oui, enfin, ce n'est pas un objectif en soi.
   Églantine est surprise, elle demande.
- Comment ça ?
- Utiliser des logiciels libres n'est pas une fin en soi. C'est juste une réponse à un besoin.
- Alors, pourquoi tu as recyclé ton matériel ?
- Pour différents petits travaux d'administration.
- Et tu utilises quoi comme outils ?
- Du logiciel libre bien sûr...
- Ben voilà, on y est. Quel genre ?
- Genre libre. Je pense qu'il est préférable de ne pas rentrer dans les détails à ce moment de la discussion.
   Églantine lui sourit avant d'ajouter.
- Ah...
- Oui, ah...
- Et tu as le droit d'installer ce genre de chose ici ?
- Je ne me suis jamais trop posé la question.




   Églantine reste quelques secondes à regarder Tim. Elle lui demande.
- Tu ne penses pas que tu risques des problèmes si quelqu'un s'en rend compte ?
- Déjà, il y a quand même très peu de personnes qui sont au courant. Et toutes les personnes qui sont au courant en profitent d'une façon ou d'une autre. Il serait stupide de leur part de planter le projet.
- Il n'y a pas de règles d'entreprise à ce niveau ?
- Quel genre ... de règles ?
- Je ne sais pas.
- Ici, je ne connais qu'une véritable règle. Remplir tes objectifs, tu feras.
- ...
   Tim ajoute.
- Il n'y a aucun souci légal au niveau des licences d'utilisation. Il n'y a aucun souci au niveau du matériel qui est mieux à rendre service qu'à pourrir dans un stock.
- Et si tu t'en vas, qui s'occupera de la machine ?
- Personne, parce qu'elle n'existe pas. Si je m'en vais, je la débranche et toutes les personnes qui en profitent aujourd'hui reprendront leur habitudes d'antan.
- ...
- Cette machine n'est pas un rouage de l'entreprise, c'est juste une boite à outils, posée dans un coin, qui améliorent le travail de quelques personnes.
- Vu comme ça. Tu n'as pas peur que ta hiérarchie la trouve ?
- Tu as déjà été en salle serveurs ?
- Non.
   Tim fait la moue. Il poursuit.
- Personne ne peut rien retrouver dans notre salle serveurs, même quand il sait ce qu'il cherche.
- Et si ça s'ébruite ?
- Même si ça s'ébruite. Je ne vois pas un responsable me demander de stopper un outil qui sert les intérêts de l'entreprise et qui ne coûte rien.
- Dis comme ça...
- À moins qu'il subisse une pression d'un commercial d'un de nos prestataires préférés mais je n'y crois guère.
- Ça arrive ?
- C'est la légende. Je ne l'ai jamais vu. Mais j'ai vu des décisions pour le moins surprenantes... Donc je garde cette possibilité en tête.
- Ça fait froid dans le dos...
- Moi, je préfère me dire que mes responsables se moquent de savoir comment le système fonctionne, qu'ils veulent juste des résultats. Et s'ils peuvent obtenir ces résultats sans dépenser d'argent, c'est encore mieux.




   Églantine scrute Tim deux secondes avant de reprendre.
- Si je comprends bien, tu as une machine dont tu as un contrôle total au niveau de son fonctionnement.
- Exactement.
- Tu serais d'accord pour en faire profiter une technicienne du support, en cas de besoin ?
- Quel genre de besoin ?
- Je ne sais pas trop pour le moment.
- C'est pas toi qui m'as dit que tu es là pour deux semaines ?
- Oui, mais on ne sait jamais.
- Comme je t'ai dit, c'est juste une boîte à outils dans un coin. Donc pas question de mettre en place quelque chose dans la durée; mais si tu as des besoins très ponctuels qui ne demandent pas une mise en place démentielle, c'est envisageable.
- Merci.
- Tu es bizarre. Qui es tu vraiment ?
- Je suis juste Églantine, du support informatique.
- Bon OK, Églantine du support informatique, pas de bêtise. J'ai besoin de cette machine pour mon travail. Pas envie que ça fasse des histoires.
- Je ne fais jamais de bêtises...
- Déjà, pour commencer, tu n'utilises pas la bonne distribution et tu ...
- ... c'est malin, faut que je reparte à la chasse au troll.




Ce qu'il faut retenir :
- Il est préférable d'avoir plus confiance en ses collaborateurs qu'en ses contrats.

- Le logiciel libre est présent en entreprise. Et il le sera pour longtemps.
Autant avoir une politique officielle, concertée et rationnelle sur son utilisation.
Certaines entreprises seront bien contentes de trouver des ressources compétentes en interne qu'elles ne pourront plus trouver en externe.

- Le monde du libre est très vaste.
C'est ennuyeux pour celui qui ne sait pas ce qu'il veut.
Pour les autres, c'est un vrai bonheur.

- Partout où passe le logiciel libre, le logiciel propriétaire ne repousse pas.
Mais il ne faut surtout pas rater la première récolte.

- Il existe autant de notions de la liberté informatique qu'il existe de personnes
Certains adeptes des libertés informatiques devraient passer plus de temps à s'accorder sur leurs valeurs communes plutôt que de se déchirer sur des différences idéologiques. (D'un côté, ce serait plus efficace mais ce serait aussi beaucoup moins divertissant ...)



   —   Validation XHTML 1.0   —   Validation CSS 2.1